Terres de crocs blancs
- La plume nomade
- 29 févr. 2020
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 1 mars 2020
Qui n’a jamais rêvé des expéditions de Nicolas Vanier dans les vastes étendues polaires du Grand Nord. En tout cas, certainement pas mon père et moi. Pas aussi expérimentés que le célèbre aventurier français pour partir plusieurs mois mais avec le même émerveillement, nous préparons un projet de raid de 3 jours en chiens de traineau dans la réserve faunique de Papineau-Labelle au Québec qui prend forme à l’hiver 2018. N’ayez crainte, aucune ambition de se fabriquer nos propres traineaux en bouleau ni de partir seuls en mode « Into the Wild ». C’est avec Expédition Rêve Blanc que nous organisons notre périple, excellente petite entreprise motivée par le grand air et l’amour des chiens.
Le départ approche. Aux portes de la réserve, une centaine de chiens hurlent, sentant les traineaux prêts à partir. Au milieu de cette symphonie d’aboiements, nous faisons chacun connaissance avec notre attelage. Premier contact entre l’homme et le chien, entre frissons et excitation, cette atmosphère a un goût particulier. Celui d’une aventure unique.
Mon attelage se compose de six chiens Alaskan, de vraies bêtes de course pour ainsi dire. La première ligne, celle des meneurs, est formée par le fougueux Arizona aux yeux perçants dépareillés, l’oeil droit d’un bleu arctique en opposition avec le marron noisette du gauche, et de Dusty, leader incontestable dont le calme et la sagesse reflètent sa longue expérience de chef d’attelage. En deuxième ligne, Atlanta et Ti-Loup suivent le rythme sans se faire remarquer, humbles et disciplinés. En arrière, deux énergumènes plus qu’attachants ferment la marche. Lima la seule femelle du groupe aux yeux bleus ravageurs, petite maline qui excelle dans le faux effort, s’arrange pour tirer le moins possible sans que cela ne soit très visible. Et enfin Bistro, ce beau canin au pelage touffu noir et blanc, véritable faiseur de troubles toujours à se chicaner avec les autres et à semer ses crottes sur la piste, reste malgré tout mon coup de coeur.
Quelque peu crispé à l’arrière d’un traineau à zéro émission, les premiers kilomètres sont déjà féériques. Les branches des conifères peuplant la forêt s’abaissent sous le poids de la masse neigeuse. Les patins du traineau semblent voler sur cette poudreuse blanche et les chiens foncent à fière allure vers des terres inconnues, du moins pour nous. Notre guide Jessica est rassurante, énergique et inspirante, ce petit bout de femme débrouillarde semble être née pour vivre en forêt avec des loups. Son couteau attachée à la ceinture, elle n’hésite pas à sortir sa hachette pour couper un arbre tombé au milieu du chemin. Pour nos pauses déjeuner du midi, elle nous fait ramasser de l’écorce de boulot blanc pour allumer le feu. Un trou dans la neige, une grille par-dessus, les flammes du barbecue crépitent joyeusement. Le repas 100% carnivore nous est offert avec vue panoramique cinq étoiles au bord du lac enneigé.
Jusqu’ici vous pourriez croire que nous nous faisons agréablement promener, laissant nos braves poilus faire tout le travail. Sans leur enlever le mérite, l’expédition est aussi physique pour nous humains. Sauter du traineau et pousser le chargement dans les montées, manoeuvrer pour éviter les chutes et les arbres dans les descentes, maintenir le frein tant bien que mal à l’arrêt face à la puissance des chiens font partie des responsabilités des apprentis mushers que nous sommes. La conduite est une chose, s’occuper des chiens en est une autre. Au petit matin, nous sommes en charge de les atteler, ce qui n’est pas une mince affaire. Les joyeux toutous, en pleine forme après une nuit douillette dans le bois avec des températures en dessous du mercure, sont remplis d’énergie pour se dégourdir les pattes. Enfiler leur harnais et les placer en ligne suffit à laisser échapper nos premières gouttes de sueur de la journée. En fin d’après-midi, après 5 heures de ballade nous nous arrêtons dans des refuges pour la nuit. Confortables petits chalets mais rudimentaires, sans électricité ni eau, nous commençons notre routine de corvées. Décharger la nourriture, détacher les chiens, récupérer de l’eau du lac à la louche et la rendre potable en la faisant chauffer, couper à la hachette d’énormes blocs de viande hachée congelés et les donner en guise d’apéro à nos compères, préparer des marmites de soupes de viande et croquettes, faire la distribution des rations entourés de dizaines d’yeux brillants nous fixant attentivement dans le noir, rentrer au chaud et à notre tour nous faire à manger, voilà à quoi se résume nos soirées. Vers 21 heures, nous sommes exténués mais ravis de notre journée passée, et filons nous coucher pour tomber dans les bras de Morphée et remplir nos rêves de petits êtres poilus. Pendant qu’une souris gourmande et baladeuse se mijote un bon petit repas de graines de céréales bien au chaud dans ma botte…
Cette expérience se démarque aussi par la solitude et le calme permanent qui règne dans la réserve faunique. Le silence est roi dans ces terres humaines désertées et le décor est propice à l’émerveillement. De vastes étendues blanches peuplées de boisés défilent devant nos yeux pendant des heures sans jamais se montrer monotones. Mais sommes nous vraiment seuls? Certes, nous croisons peu d’animaux mais la population des sous-bois nous observe, comme en témoigne les traces de chevreuils, renards ou castors dans la neige. Nous traversons plusieurs lacs gelés, dont un de plusieurs kilomètres aux allures de banquise qui restera un des moments marquants de l’expédition. Cagoule et masque sont de mise pour affronter les danses virevoltantes des vents nordiques. Nos semblants de repères s’envolent au milieu de ces mystérieuses étendues glacées, notre confiance totalement abandonnée à notre attelage pour nous guider vers la terre ferme.
La complicité avec les chiens est surprenante. Leur caractère est unique et il devient facile de les comprendre et de les différencier: Judo le doyen pas commode, Amsterdam le surexcité, Bandit l’amateur de câlins, Autriche l’éternelle hurleuse, Ti-Loup dur au démarrage le matin, Dusty le snob pas très amateur de caresses ou encore Storm et ses aboiements à la Shubaka. Ils se connaissent bien entre eux, s’aiment ou s’haïssent, jouent ou se montrent les crocs. Les meneurs, les soumis, les calmes, les turbulents…des similitudes avec nous les humains. Les attelages ne sont pas faits au hasard, positionner un chien dans la mauvaise équipe peut s’avérer être un déclencheur de bagarre. Lors d’une chicane entre deux canins, ces adorables nounours peuvent se transformer l’espace d’un instant en bêtes agressives à la mâchoire déployée. Frappante ressemblance avec les loups. Toutefois inoffensifs avec l’homme, ces chiens polaires sont plus qu’attachants et accueillent avec grand plaisir les gratouilles et caresses que nous leur donnons. Et même après avoir découvert mon masque tout mordillé par un petit malin ayant fouiné dans mon sac, mon semblant de frustration s’évapore à la vue de cette boule de poil qui ne demande qu’à jouer.
Au bout d’un périple d’une centaine de kilomètres, l’expédition touche à sa fin. Fatigués et un peu courbaturés mais conscients de la chance d’avoir pu vivre une expérience enrichissante, ponctuée d’émotions fortes et de souvenirs fabuleux. Nous détachons nos compagnons de route une dernière fois avant de leur dire au revoir. Nous les laissons dans leur majestueux monde isolé, avec l’envie de le redécouvrir à nouveau un jour.
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