Les moustachus, les incas et la Pachamama
- La plume nomade
- 29 oct. 2023
- 9 min de lecture
Les moustachus
Trois amis d’enfance qui partent en mission au Pérou. Trois moustaches taillées pour l’occasion. Trois bières au bar de l’aéroport d’Atlanta pour fêter les retrouvailles. Le voyage s’annonce bien. Et ce ne sont ni les batteries portatives et briquets interdits dans les bagages cabine de l’avion, ni les cartes de crédit avalées par les distributrices ou fondues par les machines à laver qui les arrêteront. De Cusco à Arequipa, du Machu Picchu aux ruines de d’Ollantaytambo, des montagnes andines à la vallée des volcans, les moustachus arpenteront avec émerveillement et complicité les magnifiques terres péruviennes.
Tout le long du voyage, le rythme des moustachus est soutenu. Ils sont en mouvement perpétuel. Avions internes, train au milieu des montagnes, bus de luxe surchauffé pendant 11h sur des routes qui comptent plus de dos d’âne que de kilomètres mais surtout des marches quotidiennes de plus de 20 000 pas. Ils arpentent les rues pavées des centres villes historiques en compagnie d’infatigables petits chiens errants qu’ils surnomment quechuito, tout en gardant un oeil attentif sur les chauffards péruviens qui considèrent les lignes d’arrêt comme optionnelles. Ils grimpent vers des sites précolombiens en altitude donnant sur la cordillère des Andes, les montagnes de Cusco où les mots Viva el Perú sont gravés sur l’un de ses flancs ou encore les impressionnants volcans aux alentours d’Arequipa. Ils dévalent les pentes abruptes du canyon de Colca et ses 3 270 mètres de profondeur où les condors pratiquent leurs majestueuses envolées. Contrairement à ses parois rocheuses arides formant parfois un orgue minéral, le fond du canyon où se faufile une rivière est verdoyant. On y retrouve des milliers de cactus aux formes variées producteurs de fruits et abritant des chenilles servant à la production du coca cola local, des plantes d’aloe vera aux propriétés médicinales ou encore des gros avocats cultivés par les quelques habitants des lieux. La remontée est physique mais les moustachus sont motivés. Près de 1 000 mètres de dénivelé positif escaladés en moins de 2 heures, le tout en débutant de nuit à la lampe frontale sur un chemin rocailleux composés de dizaines de lacets. Trempés et essoufflés au sommet, mais avec un grand sentiment de fierté alors que le soleil commence à se lever.
Tous ces efforts sont récompensés par une cerveza locale, la Cusqueña, véritable rampe de lancement pour enchainer avec des pisco sour. Ce cocktail sucré péruvien à base de jus de lime et de blanc d’oeuf est on ne peut plus traitre, comme en témoigne la perte de contrôle des moustachus lors d’une soirée quelque peu arrosée à Arequipa. Accaparement de la playlist de musique d’un restaurant mexicain et déhanchement dans une boite de nuit intraçable sur Google Maps, la matinée suivante sera par contre bien moins drôle…Les moustachus n’ont toutefois pas forcément besoin d’alcool pour s’échauffer. Un hymne à la Beaujoire chanté en marchant vers le terminal d’autobus, et les voilà remontés comme des pendules!
Sur leur passage, les moustachus croisent toutes sortes d’individus. Des étrangers vêtus de pancho en phase de transition ayant un peu trop abusés de l’ayahuasca, une foule enflammée en train d’encourager des bébés en train de faire une course à quatre pattes, des moustiques voraces qui mitraillent leurs appétissants mollets, des étranges mascottes de condors à la voie suave, des alpagas nains endimanchés, un conducteur de taxi fan d’Indochine ou encore des rabatteuses à Cusco hélant «masaje, masaje». Les trois camarades se laissent d’ailleurs tenter par la proposition de l’une de ces dernières. Un massage de pierres chaudes sous les étroits combles d’un centre commercial pendant un gros orage, l’expérience les fit sourire.
Les moustachus sont de vrais estomacs sur pattes. Ils ont faim et n’ont pas peur de tester les spécialités culinaires locales. Premier petit déjeuner en achetant des tamales sucrés ou salés chaudement préparés par une dame au coin de la rue. Second encas au marché San Blas de Cusco composé d’un pan con queso y palta (sandwich au fromage et à l’avocat), d’une empanada et d’une eau chaude au sirop de café. À celui de San Pedro, l’enchainement se poursuit avec la dégustation d’un ceviche de truite accompagné d’un jus de fruits pressé sur place. Une fois ces entrées bien digérées, les moustachus poursuivent leur marathon gastronomique dans une picantería, restaurant traditionnel péruvien. Cette fois-ci c’est un cuy, un cochon d’inde grillé, qui termine dans leur assiette. Tête et pattes incluses, même les plus fins gourmets sont mis à l’épreuve. Pour finir en beauté, ils prennent place dans une des nombreuses polleria où des plats de poulet frites monstrueux les attendent tout comme le petit écran qui diffuse un film de Jean-Claude Van Damme en espagnol réalisant une série de coups de pieds rotatifs !
Les incas
800 ans avant le passage des moustachus, la civilisation inca naissait dans le bassin de Cusco. Les nombreux sites archéologiques éparpillés dans la vallée sacrée témoignent de la puissance de cet ancien empire. Les sublimes terrasses de Pisac qui culminent à 3 500 mètres d’altitude, la forteresse d’Ollantaytambo située à la jonction de vallées qui fût le siège de combats acharnés, et bien sûr le célèbre Machu Picchu. Touristique certes, mais la beauté de ce site mondialement connu n’a que peu d’égal. Une cité de plus de 500 ans construite en hauteur dans le prolongement d’impressionnants escarpements rocheux, encerclée par de majestueuses montagnes andines et une végétation tropicale amazonienne luxuriante. Encore présente à l’aube, la brume épaisse fait patienter les spectateurs matinaux venus admirer le spectacle. Le rideau de fumée disparait doucement, laissant les rayons du dieu soleil éclairer de toute leur lueur le sanctuaire inca endormi au pied du Huayna Picchu. Au premier plan de cette scène surréaliste, trois moustachus arborant le maillot du FC Nantes auraient été aperçu en train de célébrer leur équipe de coeur…
L’empire inca régna sur une partie des Andes durant trois siècles avant de se faire envahir par les conquistadors espagnols. Véritable héritage du passé, l’architecture des villes péruviennes témoignent de la grandeur de ces deux époques. Comme un symbole, le Christ blanc situé sur les hauteurs de la ville de Cusco côtoie le site inca de Sacsayhuaman. L’église de la place principale repose sur un ancien palais précolombien composé de murs d’imposantes pierres taillées avec un savoir faire unique et complexe. Ne demandez pas à votre maçon de reproduire aujourd’hui une pierre à 12 angles aux joints parfaits pour construire votre maison où cela risque de finir en Jenga! À Arequipa, surnommée la ville blanche en référence à ses façades faites de pierre volcanique de couleur claire, les vestiges de la colonisation espagnole sont nombreux. Des maisons coloniales au plus grand couvent du monde, des innombrables cours intérieures à la Plaza de Armas et sa fontaine centrale, l’influence ibérique demeure.
Aujourd’hui l’histoire des incas perdurent à travers leurs descendants, les peuples autochtones Quechuas. Vivants dans des conditions rudimentaires sur les hauts plateaux de la Cordillère des Andes, ces individus métissés de petite taille ont su conserver leur authenticité. Les femmes arborent une panoplie de chapeaux atypiques leur donnant fière allure. Une version plate, brodée et scintillante, une variante du chapeau melon en plus allongée ou encore l’indémodable modèle Indiana Jones viennent coiffer leur chevelure noire ébène. Pas de sac à main avec rouge à lèvre mais plutôt un tissu brodé servant à transporter bébé ou aliments dans le dos. Le textile justement est un art maitrisé par les tisserandes Quechua, que l’on retrouve en vente dans la rue ou dans les marchés colorés artisanaux. Une confection traditionnelle, au même titre que les étranges sculptures mettant en valeur les imposants attributs génitaux de dieux incas. Parmi les coutumes locales, le fait de placer deux petits taureaux en céramique sur le toit de sa maison apportera stabilité et sécurité sur le logis des familles de la région de Cusco. Depuis les hauteurs de la ville, observer ces milliers de figurines colorées est plutôt atypique.
La Pachamama
Les croyances de la population andine se mélangent. Le christianisme importé par les espagnols est bien présent dans le quotidien des péruviens. Mais une figure très forte continue d’être respectée et vénérée par les Quechuas, la Pachamama déesse de la terre, que nos trois moustachus vont côtoyer pendant cinq jours lors d’un trek éprouvant et mémorable.
Le massif de l’Ausangate, imposant de part ses 6 384 mètres recouverts de neige et glaciers éternels. Près de 70 kilomètres et 3 000 mètres de dénivelé positif pour faire le tour à pied de cette montagne sacrée des incas. Arapa, Pucacocha, Warmisaya, Vinicunca, Palomani, Jampa, six cols à franchir oscillants entre 4750 et 5 200 mètres. Voici le défi lancé par la Pachamama aux visiteurs qui s’aventurent sur son territoire.
Dans cette région reculée, peuplée de quelques éleveurs d’alpagas et de lamas, l’autonomie est requise. Ainsi, la caravane des trois moustachus est composée de Cristian un jeune guide péruvien au rire communicatif, de Don Hernan et Maximo deux infatigables montagnards Quechuas en charge de la cuisine et de l’installation du campement, et de Chocolaté, Begunia, Ausangate et Condor quatre mules portant les sacs, la nourriture et les tentes. Les repas extérieurs face aux montagnes ou sous la tente lors des nuits fraiches sont consistants mais salvateurs. Pancakes avec du lait d’avoine, soupe aux légumes puis patates et riz sont régulièrement au menu. Rien de tel qu’une partie de Yam’s ou de Scopa sur un fond de musique cumbia péruvienne crachée par la radio ancestrale d’Hernan pour bien digérer. Mais une partie de football à 4 800m d’altitude avec le jeune Segundino, c’est encore mieux !
Les premiers jours, l’altitude est difficile à affronter pour les trois amis. Maux de tête persistants, le coeur qui s’emballe et la respiration saccadée. La pression dans le crâne devient intense à l’approche des sommets, l’oxygène étant réduit de moitié à des hauteurs de 5 000 mètres. Le remède local contre le mal de l’altitude se matérialise par la feuille de coca. En infusion dans de l’eau chaude ou directement dans la bouche collée à la gencive, cette plante qui a élevé Pablo Escobar au rang de célébrité criminelle est censée atténuer les douleurs. Mais attention aux quantités trop élevées, vos lèvres pourraient se retrouver anesthésiées! Plusieurs spectateurs sont intrigués par le passage des moustachus. Les vigognes sauvages les dévisagent avec insistance le temps qu’ils s’éloignent suffisamment, les chinchillas ces petits rongeurs qui ressemblent à des lapins les observent avec curiosité depuis les hauteurs de leurs rochers, et les huayacas les impressionnent en déployant leurs ailes dans les airs. Et le lama voleur de foin leur lance un regarde furieux annonceur d’un cracha de colère!
Les terres escarpées de l’Ausangate regorgent de trésors géologiques. Les sols minéraux composés d’oxyde de fer, de cuivre, de souffre, de calcaire et de mercure donnent à la Pachamama une sublime palette de couleurs pour peindre les montagnes de rouge, de vert, de jaune, de gris et de bleu. Telle une artiste la Mère Terre offre au monde ses plus belles oeuvres comme en témoignent la montagne aux sept couleurs digne d’un arc-en-ciel et la merveilleuse vallée rouge aux allures de canyon. Les paysages changent drastiquement au gré des vallées traversées. Les vues uniques sur les massifs enneigés de Santa Catalina et los tres picos succèdent aux longues étendues de mottes verdoyantes gorgées d’eau peuplées d’alpagas à la laine bien fournie. Les plages rosées de la vallée des lacs aux bleus turquoise et pastel précèdent les collines caillouteuses d’herbes dorées abritant de petits cactus aux épines rabattues. Mais le chef d’oeuvre de la Pachamama est sans aucun doute l’Ausangate. Ce géant mystique visible depuis la lointaine Cusco règne en maitre sur cette contrée sauvage. Habillé de splendides et épais glaciers, il semble bouger lorsque ces derniers craquent avec un bruit retentissant qui raisonne sur ses parois. Des lagunes éparpillées reposent à son pied, comme des amies fidèles depuis l’éternité. L’émeraude de leurs eaux pures côtoie les brumes blanchâtres passagères, apportant calme et sérénité en ces lieux magiques.
Mais ce paradis sauvage peut se transformer en un véritable enfer au gré des humeurs de la Pachamama. En un instant, le soleil éclatant qui se prélasse dans un ciel bleu disparait derrière de lourds nuages gris menaçants. Les montagnes s’assombrissent et dévoilent leur côté obscur au centre d’un paysage rappelant les terres du Mordor. La pluie puis la grêle s’abattent alors sur les trois moustachus vêtus de leur pancho qui avancent difficilement sur les chemins boueux escarpés. Ces derniers arrivés au sommet, le déluge annoncé commence. Le tonnerre gronde avec une violence inouïe, la foudre déchire les nuages pour s’écraser sur le sol. La peur se lit sur le visage de Cristian, qui malgré ses années d’expériences de guide ne s’est jamais retrouvé au milieu d’une si grosse colère de la Mère Terre. Prenant leurs jambes à leur cou, les randonneurs dévalent à grandes enjambées les pentes abruptes, glissent sur leur postérieur dans un désordre non maitrisé, les bâtons entremêlés, puis se réfugient finalement le long d’une paroi rocheuse. Face à eux le spectacle est aussi terrifiant que sublime. Les éclairs aveuglants dansent dans le ciel illuminant la vallée recouverte de blanc. Au bout d’interminables minutes, les prières de Cristian sont entendues par la Pachamama qui calme sa fureur. La pleine lune apparait, rayonnante, éclairant de sa lumière rassurante les filets d’eau coulant sur le sol trempé. Le chien de berger qui tenait compagnie aux trois moustachus depuis l’après-midi les avertis que le passage est à présent sûr. Sonnés et exténués, ils retrouvent avec joie le campement où les attendent sous la tente du pop corn et du chocolat chaud. Les émotions encore vives, ils apprendront un peu plus tard que la foudre n’a pas épargnée un pauvre cheval plus bas dans la vallée.
Au bout de cinq jours qui parurent des semaines, les moustachus sont fatigués mais comblés. Afin de remercier la Pachamama de leur avoir partagé ses plus beaux paysages et de les avoir laissé rentrer en santé, les moustachus pratiquent le rituel de Kintu. Sans chaman mais avec les indications de Cristian ils érigent un apacheta, un monticule de pierres entassées en forme conique. Puis tour à tour, ils effectuent un voeu face à l’Ausangate en soufflant sur trois feuilles de coca qui seront ensuite placées à l’intérieur de l’apacheta. Alors que les trois compères se relaxent le dernier soir dans des eaux thermales naturelles, la Mère Terre leur dessine un arc-en-ciel, comme un vibrant au revoir.
De ce voyage, les moustachus en resteront marqués. Dans leurs esprits pour longtemps. Et sur leur corps pour toujours. Un tatouage commun de la chacana, la croix andine, à la signification qui leur appartient liera les trois amis pour la vie.
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